Editorial
Le
Nobel d'économie 2014 : un mauvais service rendu
à l'économie ?
par Jean-Paul Baquiast et Christophe Jacquemin
- 13 octobre 2014
Dans
un monde secoué en permanence par des crises résultant
de la financiarisation à outrance des économies,
les Nobel, en choisissant Jean Tirole, n'ont pas [à
notre avis] rendu un bon service à cette science
(science ou se prétendant telle) en attribuant le
prix, cette année encore, à un chantre de
l'économie néolibérale, du laissez
faire et de la spéculation à courte vue. Ils
s'inscrivent, il est vrai, dans une tradition bien acquise.
Jean
Tirole reprend, avec seulement quelques apports, le corpus
des travaux de l'économie américaine, représentée
en l'espèce par le MIT. Il a d'ailleurs mené
une partie de sa carrière aux Etats-Unis. Ses recherches
ne sont certes pas négligeables. Elles portent sur
l'économie industrielle, la régulation des
industries de réseau et du système bancaire,
la finance d'entreprise et l'économie internationale.
Mais elles ne s'adressent à aucun des grands problèmes
que doit désormais affronter le monde. Elles n'ont
donc aucun caractère novateur, et moins encore révolutionnaire.
Ce serait pourtant un tel regard qu'il faudrait attendre
de l'économie, dite aussi en France "économie
politique", c'est-à-dire comportant le qualificatif
de politique.
Une
personnalité ayant en principe la grande culture
de Jean Tirole ne devrait pas ignorer que la planète
est d'ores et déjà confrontée à
des défis majeurs. Pour aborder ces défis,
discuter quelques-unes des solutions susceptibles de leur
être apportées, la science économique
devrait jouer un grand rôle, au moins aussi grand
que celui de la géopolitique ou d'autres sciences
du monde global. Elle devrait, en principe, aider les décideurs
politiques et les citoyens eux-mêmes à identifier
les problèmes fondamentaux et les solutions susceptibles
de leur être apportées.
Or
ce ne sera pas en présentant des équations
incompréhensibles concernant la régulation
(ou prétendue régulation) des réseaux
complexes qu'elle le fera. Surtout si ces équations
sont sous-tendues par des postulats qui ne s'avouent pas
à première lecture, concernant les bienfaits
des marchés et du libéralisme financier, tous
produits de la pensée unique des "économistes"
travaillant dans le cadre intellectuel de Wall Street. Pour
les économistes plus engagés, tels ceux du
cercle français dit des "économistes
indignés", comme d'ailleurs pour le grand public,
Tirole apparaîtra comme le "petit télégraphiste
de Wall Street et de la City de Londres". Quant aux
étudiants qu'il forme, ils vont enrichir les déjà
trop nombreux effectifs de traders français et autres
conseillers en spéculation.
Les
vrais problèmes économiques
Les
vrais problèmes économiques, comme nous l'avons
souvent indiqué ici, proviennent de facteurs qui
doivent être abordés non par des équations,
mais par des analyses et un discours accessible à
tous.
Il s'agit du conflit grandissant entre une démographie
toujours trop élevée et des ressources naturelles
toujours trop surexploitées.
Il s'agit de la façon dont les Etats ou les organisations
internationales peuvent faire prévaloir des investissements
à long terme protecteurs sur des consommations destructrices.
Il s'agit de la façon dont, en dépit des urgences
immédiates, il serait possible de maintenir et développer
de grands programmes à vocation nécessairement
internationale, comme ceux relatifs à la recherche
scientifique fondamentale, l'exploration spatiale ou la
maîtrise de l'infiniment petit.
Sous
un autre angle, une science économique digne de ce
nom devrait permettre de rechercher des terrains de collaboration
entre les grands blocs économiques qui désormais
se disputeront la domination du monde : l'empire américain
sur le déclin certes mais encore extrêmement
puissant, les économies du BRICS, en plein développement
et sur une trajectoire de collision avec l'Amérique,
les économies européennes, qui représentent
encore, selon les évaluations, la 2e ou 3e puissance
mondiale.
De
même, il faudrait s'interroger sur l'avenir de l'Afrique,
plus que jamais pillée par les exploitants pétroliers,
les constructeurs de routes chinois et les entreprises touristiques.
A cet égard, un professeur d'économie nous
présentant une étude détaillée
sur la façon dont l'Europe, la Russie et la Chine
pourraient s'entendre sur des programmes de co-développement
(ce que nous appelons ici l'euro BRICS), serait plus utile
que celui théorisant sur l'économie des réseaux.
Enfin,
si l'on voulait absolument moderniser l'économie,
en lui permettant de traiter les grands problèmes
sociaux, il faudrait lui faire étudier la façon
dont à l'avenir seront gérées les "biens
communs" :air, eau, lutte contre le réchauffement
climatique, prévention des maladies contagieuses,
prise en compte de l'invalidité, de la vieillesse
mais aussi de l'enfance...
Sur
un plan plus technique et plus immédiat, et dans
cet esprit, il serait plus judicieux de restructurer les
grands indicateurs économiques, tel le Produit Intérieur
brut, pour leur permettre de tenir compte de ces nouvelles
valeurs, plutôt que continuer à reposer sur
des indices ultra-usés concernant l'activité
boursière, la dette et le déficit budgétaire.
Il semblerait, si l'on en croit du moins ce qu'il affirme,
que le Bureau d'Etat des Statistiques, en Chine, entreprend
un tel travail.
Qui
fallait-il alors plutôt récompenser du Prix
Nobel d'économie : les représentants du bureau
chinois des statistique ou un
spécialiste des marchés, fut-il français
?
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